Blues for Allah
by
Krista Bremer, Author of My Accidental Djihad
Paru dans le magazine sous le titre ‘Blues for Allah’
Dans le magazine The Sun aux USA, No. 439, Juillet 2012
Traduit par Zighen Aym
Avec la Permission de l'Auteur
Deux heures avant d’aller à son premier concert de rock, ma fille, Aliya, âgée de onze ans, est assise en face de son sur l'ordinateur, en train d'utiliser l'Internet pour traduire en français sa lettre d'admiratrice pour son groupe de musique préféré. Introduit à la musique ans dans un camp de réfugiés en Libye il y a plus de trente, Tinariwen a produit un mélange éclectique e de Blues d’Afrique de l'Ouest, de reggae, et de rock, le tout fusionné comme s'ils ont été laissé dehors au soleil. Les membres du groupe sont Touaregs, des nomades qui vivent au Sahara depuis des millénaires. Après que certains d'entre eux se sont soulevés contre le Gouvernement Malien au début des années soixante, des milliers de Touarègues se sont enfuis vers la Lybie et l'Algérie, et toute une génération a grandi dans des camps de refugiés, coupée de leur mode de vie traditionnelle. Ibrahim ag Alhabib, le fondateur de Tinariwen, était l'un d'entre eux. Lorsqu'il était enfant, il fabriqué sa propre guitare avec un bâton, une boîte métallique de conserve, et un fil de frein pour bicyclette. Vers la fin des années soixante-dix, la musique rock occidentale parvient aux camps, et Ibrahim écoutait Jimi Hendrix, Led Zeppelin, et Bob Marley.
Aliya écoute Tinariwen aussi loin que ses souvenirs remontent. Son père, Ismail, natif de Lybie, apprécie leurs ballades sur l'oppression et l'exile. Leurs chansons d'amour de l'Afrique sont comme des chemins sinueux qui indiquent à mon mari le chemin de retour vers le continent qu'il a laissé derrière lui il y a plus de trente ans. En se rendant au travail dans un entreprise, Ismail conduit avec le volume de musique tellement fort que les vitres de la voiture vibrent. Des nuits, lorsque nous nous accrochons dans une toile d'accusations et d'incompréhensions - quand il me regarde et voit une américaine égoïste et matérialiste, et je le regarde et vois un africain dominateur et irrationnel, et chacun de nous se sent remarquablement très loin de notre maison, il se retire dans le salon, berce sa tête dans ses mains et écoute cette musique comme si elle était un conseil d'un ami intime. Durant les rares fins de semaines lorsqu'il nous fait la surprise de préparer avec un petit déjeuner traditionnel libyen, nous écoutons Tinariwen pendant que nous roulons de la pate blanche entre nos doigts et que nous trempons dans un sirop de date aussi épais et aussi noir que le goudron.
Aliya aime beaucoup son père plus que tout autre homme au monde. Donc, il lui parait impossible de ne pas aimer Tinariwen. Depuis des mois, elle attend ce concert avec impatience - Il allait avoir lieu à une heure où elle devrait être couchée dans un une boite de nuit de la région.
«Tu l'emmènes voir un concert de rock? Avec un groupe of soulards ? »
La voix de notre ami Hussein s'éleva avec une inquiétude exagérée quand il apprit la nouvelle. C'était tôt dans la soirée, and nous avions les jambes croisées sur la moquette, sirotant le thé, lui et son épouse, Khadidja. Aliya venait tout juste de lui dire qu'elle était excitée au sujet du spectacle qui approchait, et maintenant il continua à regarder, avec un sourcil relevé, Ismail et moi, souriant et hochant la tête et faisant rire Aliya nerveusement.
Un ex-juif investisseur à court terme au nom de Sam, Hussein est devenu maintenant un musulman pieux qui évite presque toute musique et tout film parce que, dit-il, ils le détournent son attention de Dieu. Il n'expose que l'art Islamique dans sa maison, évite les gâteaux qui contiennent de la vanille (elle renferme une trace d'alcool), and refuse l'argenterie quand il vient dîner chez nous, soulevant plutôt la coriandre et le riz vers sa bouche avec ses doigts tout comme le prophète Mohammad l'a fait il y a 1400 ans. Au fil de notre amitié, j'ai appris à voir comment ses pratiques très strictes faisaient briller son cœur à grand éclat. Prévenant et ayant une voix douce, il est l'une des plus généreuses personnes que je connaisse. Il nous taquinait au sujet du concert, mais j’avais ressenti une vive critique de jugement dans ses propos. A son avis, j'emmenais ma fille en excursion en Gomorrhe : un espace abandonné où les gens en sueurs engloutissent de la bière et se collent les uns contre les autres dans l'obscurité pour être aussi près que possible dans une explosion de son qui leur font oublier le monde à l'extérieur.
Avant de nous assoir pour le thé et les amandes, Hussein et Ismail sont debout, côte à côte dans la lumière évanescente de notre salon, les bras croisés sur leurs estomacs, et orientés vers La Mecque pour faire la première prière de la soirée connue sous le nom de Maghreb. Mais avant que Ismail commence à réciter, Hussein l'interrompt brusquement, "Ça te dérangerait si je vérifiais la direction de La Mecque ?" Il retire son téléphone portable de sa poche, tape sur l'écran qu'il étudie comme un homme perdu dans une étendue sauvage. Il y a une appli qui pointe clairement La Terre Sainte de n'importe quel point sur la Terre. Hussein dit à Ismail qu'ils devaient se repositionner de quelques degrés à gauche.
«Bien sur, » dit Ismail, avec un sourire commissural. Il m'apprit plus tard avec toute sincérité qu'il se serait retourné et aurait prié dans la direction inverse si Hussein le lui avait demandé. "Quant à moi, nous faisons face à Dieu dans n'importe direction."
J'envie la clarté absolue d’Hussein pour ses croyances, sa foi précise comme un GPS qui lui indique où il se trouve à n'importe quel instant. Je ne possède pas de convictions aussi claires. Je me cramponne plutôt à mon identité brisée comme si elle était une épave dans une mer houleuse. Pendant des années, Ismail et moi avons élevé Aliya et son petit frère dans un espace difficile, s'étalant entre ma culture séculière occidentale et sa culture musulmane d'Afrique du Nord, dans des sables mouvants à toujours entre l'ambition et la modestie, le désir et l'humilité, l'autodétermination et l'abandon à Dieu. Je suis une bouddhiste à temps partiel, qui néglige le précepte sur les intoxicants comme une facture que je ne peux payer. Je me sens concernée par les questions de l'environnement - mais apparemment pas autant pour me soucier de mon cappuccino dans un tasse à emporter un lundi matin ou bien une maison assez climatisée en été pour que ma peau se hérisse et assez chauffée en hiver pour que je puisse y déambuler pieds nus. Je suis une féministe qui s'attend à ce que son mari gagne plus qu'elle, une mère qui rêve de partir toute seule en vacances annuelles.
Quand je suis près d'Hussein, je commence à douter de ma sagesse à élever mes enfants dans ce territoire plein de conflits. Peut-être que notre fille et notre garçon ont besoin autant d'une terre ferme au dessous de leurs pieds autant que d'un toit au dessus de leurs têtes. Peut-être, ils ont besoin que l'un de nous laisse derrière ses vieilles habitudes pour qu'ils puissent s'installer définitivement dans une seule vision cohérente du monde. Mais, sans son Islam et ses habitudes africaines, Ismail serait pour moi un étranger - et je ne suis pas sure de l'aimer assez pour abandonner la musique Rock, les biscuits aux pépites de chocolat, et les shorts pendant l'été.
Il y a une autre raison pourquoi Aliya est aux anges au sujet du concert : son père lui avait promis qu'elle passerait du temps dans les coulisses avec le groupe Tinariwen. Je ne comprends pas comme il a pu faire cette promesse avec autant d'assurance puisqu'il n'a de lien ni avec un membre du groupe ni avec un portier ou un barman du club. Il semble ne pas avoir envisagé la possibilité qu'il ne serait pas en mesure de tenir sa promesse. Au lieu de cela, il demanda plutôt à Aliya de quoi elle compte discuter avec ses idoles, lui faisant croire qu'ils l'accueilleront chaleureusement comme un membre de leur tribu. Avec autant d'attentes irréalistes, comment ne serait-elle pas déçue ?
Quand Aliya était jeune, elle était fière de l'éducation libyenne de son père, se vantant auprès de ses amies qu'il a été élevé dans une hutte en terre et regardant avec une grande admiration lorsqu'il transformait des capsules de bouteille rouillées et des vieilles ficelles en des jouets qui tournent, des bâtons et des crottes de cerf en des samares tournoyantes. Mais ces derniers temps, elle trouve ses habitudes africaines moins amusantes. Ils se sont affrontés au sujet du nombre de chaussures qu'une collégienne a besoin. (Une, il a dit); Est-ce qu'elle a besoin d'un téléphone portable (Tu te moques de moi?); Comment devrait-elle répondre lorsqu'il l'appelle (Oui, Baba), et combien elle devrait être rémunérée quand elle surveille son jeune frère (Quand j'avais ton âge, je prenais soins de cinq frères et sœurs sans pour aucune somme d'argent du tout). J'ai peur que ce soir il va finalement tomber de son piédestal sur lequel il vacillait depuis qu'elle est au collège.
Une heure avant le spectacle, Aliya se trouve devant sa penderie ouverte, examinant sa garde-robe, et essayant de choisir exactement l'ensemble qu'il faut porter pour rencontrer son groupe de musique préféré. Peut-être l'un de ses nouveaux foulards : le violet avec des fils dorés chatoyants qui reflètent la lumière ou le jaune gazé du Maroc qui fait croire que le soleil enveloppait son visage. Je me souviens comment, un après-midi lorsque nous étions dans la véranda arrière, une des nos amies musulmane montra à Aliya comment glisser ses cheveux sous le foulard, serrer le tissu vers le bas de son front, and faire un nœud soigné au niveau du cou. Après qu'elle ait terminé, Aliya s'était retournée vers moi and scanna mon visage comme s'il était un miroir. Elle ressemblait à une reine africaine, les yeux comme des pièces de cinq centimes américaines en chocolat noir, les lèvres charnues et parfaites qu'au moment que je l'ai vu pour la première fois, je savais que son deuxième prénom serait Rose.
Maintenant elle se contemple maintenant les foulards qui sont soigneusement pliés dans sa penderie ouverte, à coté des vestes à capuche et des T-shirts, essayant de se décider lequel elle portera ce soir. A chaque fois qu'elle sort de la maison avec sa tête couverte, le monde adulte qui l'entoure se déchire en deux. Quelques uns de nos amis la couvrent de compliments, tandis que d'autres lui jettent des regards nerveux et évitent de le mentionner. C'est comme si le foulard l'identifiait soit comme un membre bien-aimé de la tribu musulmane soit comme un membre d'un troupeau, débarrassé de son caractère américain et dirigé vers l'Islam. Mais Aliya reste indifférente. Elle comprend que ce qu'elle porte : un tissu doux et coloré qui la réchauffe et lui donne l'impression d'être belle ; un symbole de modestie qu'elle porte dans son cœur, que sa tête soit couverte ou non ; un signe de foi qu'elle a appris de son père depuis qu'elle était née, tout comme elle a appris, en le regardant, comment préparer les gâteux de dattes qui sentent légèrement l'eau de rose.
Aliya descendit au rez-de-chaussée plusieurs minutes plus tard, revêtue d'un jean et un T-shirt «Free Lybia», et un foulard que sa tante lui a offert. J'ai l'impression que c'est tout comme hier, elle était assise sur mes genoux, ses mains à fossettes reposant sur mes jambes, ses couches-culottes rembourrées se froissant chaque fois qu'elle se penchait en avant pour regarder de plus prés le livre de photo que je lisais. Cette année, elle a perdu ses dernières rondeurs de bébés et est devenue mince et lente et d'humeur changeante. Ce soir, elle parait mi-révolutionnaire musulmane et mi-préadolescent américaine en route pour son premier concert de rock - qui, bien sur, est exactement le cas: une fille gardant un équilibre, entre grâce et maladresse, entre le monde de son père et le mien.
«Pourrais-tu nous déposer avant de garer » demanda Alia, sa main étant déjà placée sur la poignée de la porte bien que nous soyons à plus d'un kilomètre et demi du club. Je ne réponds pas, et un moment plus tard, nous nous arrêtons dans le parking d'un centre commercial vide, excepté le bus du groupe de musique qui avait été reculé dans dans un coin et dont l'accès était interdit par un rue-balise jaune, chacune de ses vitres luisantes était voilée par un rideau, excepté notre maison, Tinariwen est peut-être l'un des meilleurs groupes du XXIème siècle, mais dans une petite ville universitaire du Sud, c'est un groupe africain peu connu qui joue de la musique du monde un dimanche soir dans une boîte qui partage le parking avec un restaurant pizza et un magasin de quartier.
Je trouva une place où garer, et avant même que j'aie retiré la clé de contact, Ismail et Aliya sautèrent de la voiture. Ils traversèrent le parking et commencent à parler à deux hommes en vestons de cuir noir qui étaient en train de fumer près du bus. Les hommes n’étaient pas des membres du groupe de musique et donc doivent faire partie du service de transport. Ismail leur sourit et leur serra la main pendant qu'Aliya resta à l'écart, serrant sa lettre d'admiratrice qu'elle avait soigneusement pliée. Malgré les salutations amicales d'Ismail, les hommes aux blousons noirs ne le laissèrent pas passer le rue-balise. L'un deux tendit son cou pour regarder la fille mesurant 1,40 m de portant un «Free Lybia» T-shirt et un foulard.
J'attends à l'entrée du club où un poster du groupe est collé avec des bouts de scotch sur une vitre collante et parsemée de morceaux déchirés de l'affiche de la semaine d'avant. Sur la photo, les musiciens dans le désert se tiennent debout à coté d'un arbre desséché dont les branches grêles s'étendent vers eux comme des serres noirâtres. Le vent fait flotter leurs habits, colorés et longs jusqu'à la cheville, contre leurs corps, et des couches de tissu recouvrent presque tout le visage de chacun des membres du groupe. Un ciel bleu pur flotte au dessus, et sous leurs pieds, le Sahara ressemble à un brillant tapis blanc. L'Afrique du Nord de ce poster est un endroit aride mais beau où les gens grandissent comme des cactus sous un brulant soleil du désert, rayonnant à partir du néant. C'est aussi bien un conte de fées pour moi que pour l'Afrique du Nord de l'enfance d'Ismail où les mères allaitaient les enfants des uns et des autres, les anciens saints guérissent les maladies mortelles, et les gens ramènent leurs bétails a l'intérieur des maisons pour les garder au chaud durant les nuits froides. Ces histoires n'ont rien à voir avec l'Afrique que je vois aux informations: Des pays aux mains de tyrans, des guerres civiles, et des épidémies généralisées. La Lybie que j'ai découverte lors de ma visite en 2005 ressemble très peu à l'Afrique idyllique et tragique de mon imagination.
Le parc de stationnement commence à se remplir maintenant. Les hommes aux blousons de cuir noir jettent leurs cigarettes sur un bitume taché d'huile, les écrasent de la pointe de leurs chaussures, et disparaissent à travers la porte étroite du bus. Une foule grouille autour de l'entrée du club. Un homme portant un t-shirt du groupe de musique Greateful Dead passe sa main dans ses cheveux gris qui sont plats et secs; une femme aux lunettes bifocales et en jupe à fleurs passe en froufroutant. Les voitures en circulation bourdonnent incessamment en bruit de fond, et les gaz d'échappement des voitures épaississent l'air frais de la nuit. Aliya tient toujours sa lettre d'admiratrice, et essaye de décider sa prochaine manœuvre. Le temps fuit vite; le groupe de la première partie va commencer à jouer dans quinze minutes.
«Donne-moi la lettre, » dit Ismail, en tendant sa main.
Aliya retira la feuille de cahier à bordure irrégulière hors de sa portée, et en le regardant avec suspicion.
«Que vas-tu faire avec ?»
«Je vais aller monter dans le bus et la donner au groupe» dit-il avec tellement de conviction calme et claire que l'on dirait que la violation de domicile semble être une chose logique à faire.
Je sens une inquiétude familière monter en moi. Ismail possède une manière de transgresser les limites personnelles comme s'il ne les voyait pas, puis réagit sincèrement avec une surprise quand je lui indique sa maladresse. Ne se rendant pas compte que les grandes personnes aux Etats-Unis se maintiennent à une bonne distance des enfants qui ne sont pas les leurs, Ismail tend la main aux enfants du quartier, les décoiffe ou bien les réprimande comme s'ils étaient les siens, et ne remarquant pas le regard vigilant et nerveux des parents. Durant les diners où la règle tacite est d'éviter les sujets tels que la politique et l'argent, Ismail demandera avec désinvolture combien un hôte a acheté sa maison ou se plaindra de l'intervention américaine au Moyen-Orient. Les autres invités constateront soudainement que leurs verres sont vides, s'excuseront, et s'éloigneront
Plusieurs années de cela, dans un restaurant mal ventilé où les couples s'asseyent à des petites tables rondes et chuchotent par-dessus des bougies aux flammes vacillante, j'ai dit à Ismail que j'étais enceinte de notre second enfant, le jeune frère d'Aliya. Ses yeux se remplirent de larmes, et il fait un grand geste de ses bras comme s'il allait embrasser toute la salle. « Hé, tout le monde, --- nous attendons notre second enfant » crie-t-il, comme si ces inconnus étaient de sa famille élargie, comme si sa joie était comme du champagne qu'il pouvait verser dans des verres et partager avec toutes les personnes présentes. Un silence pesant s'en suivit pendant que les gens nous regardaient nerveusement dans notre direction, semblant gênés à notre place.
Je me demande sérieusement si, son franchissement de la bande jaune et son irruption dans le bus pourrait être classés comme une effraction. Aliya se mord sa lèvre inferieure en nous regardant tour à tour. Elle aurait probablement besoin de conseils, mais je n'en ai point. Le respect des limites personnelles est, pour moi, comme une religion. Je ne suis pas celle qui se présentera à l'improviste ou bien qui foncera à travers les portes fermées, et je suis assez gênée à demander des faveurs encore moins à des inconnus. Je me souviens très bien de la première nuit que j'ai passé en Lybie quand je tombai, extenuée, sur le lit dans la maison exigüe de ma belle-sœur après vingt heures de voyage et huit heures de rencontres et discussions, avec mon mari à mon coté et Aliya, qui avait tout juste quatre ans, enroulée dans un petit lit qui était coincé entre le lit et le mur. Je me réveille au milieu de la nuit et commence à apercevoir une forme noire cherchant Aliya pendant que mon mari ronflait doucement. Mon adrénaline monta brusquement avant de me rendre compte que c'était ma belle-sœur, qui avait entendu ma fille tousser et s'était glissée dans notre chambre pour la soulager et lui administrer Dieu seul sait quel médicament.
Il est un peu consolant pour moi de découvrir qu'Ismail n'est pas unique ; que beaucoup de Libyens possèdent cet attachant et énervant aveuglement à l'espace personnel. Peut-être que la raison que je suis aussi prudente est que je n'ai jamais habité avec ma famille élargie. Je ne connais les membres de ma famille principalement par les cadeaux qui arrivent par courrier et les lettres de remerciements que je leur envoie en retour. Il est vrai qu'en gardant des distances respectueuses, j'ai parfaitement évité de déranger les autres, il est aussi vrai que mon mari a beaucoup plus d'amis qu'il peut appeler à minuit.
Ayant l'air d'être irritée envers chacun de nous, Aliya nous prit par la main et nous entraina vers the portes ouvertes du club. A l'intérieur, nous trouvons un espace prés du bord de la scène, et le groupe de la première partie commença à jouer. Quelques minutes plus tard, quand je me retourne pour demander à Ismail et Aliya si la musique leur plait, ils ne sont plus là. Ils ont disparu sans m'informer où ils allaient partir.
L'autre jour, quand je revenais avec Aliya d'un magasin d'alimentation vers la maison, elle a dit, sans crier gare, « Quelques fois, mon père me fait de la peine, parce que les gens ici ne le comprennent pas très bien. » Elle ne parlait pas de son accent mais la manière dont il est perçu : la manière dont ses amies froncent leurs nez à l'odeur de sa nourriture épicée ou se retirent au son de sa voix forte ; la manière condescendante dont ses professeurs lui adressent la parole, la manière dont quelques uns de nos amis ne savent plus où se mettre quand ses yeux se remplissent de larmes dans une culture qui n'a pas de place pour les hommes qui pleurent. Elle comprend qu'être un immigrant revient à vivre dans un pays d'incompréhension, à être toujours partiellement à l'abri des regards, à être caché par les stéréotypes et les préjugés.
Puis Aliya tourne sa tête vers moi, m'examinant gentiment pour un instant and me dit « Les gens ne te comprennent pas non plus, Maman, parce que tu flottes, en quelques sortes, entre deux places, alors ils ne savent pas quelle idée se faire de toi. »
Par cela, elle voulait dire, je pense, qu’Ismail n'était pas le seul immigrant dans notre famille. Pour que je puisse faire cette vie avec lui, j'ai dû laisser derrière la plus grande partie de mon éducation, me séparant énormément de mes êtres chers. Ismail ne fera jamais du golf avec les hommes de ma famille, et ils ne verront jamais le monde du point de vue d'un colonisé, d'un apatride, et d'un opprimé. Un gouffre les sépare, me forçant à faire des efforts énormes pour faire la navette entre leurs réalités. Chaque mois de décembre, quand il faut rappeler à Ismail comment fêter Noel, j'ai le mal du pays que j'ai laissé derrière où les rites des fêtes ne sont jamais enseignés. A nous deux, nous avons maintenant deux fois plus de fêtes à célébrer, chacun étant toujours l'apprenti déterminé de l'autre.
Même quelques anciens amis se montrent sceptiques envers Ismail. J'ai dû accepter leur sentiment de gêne général autour de lui and leur hypothèse, malgré des preuves accablantes du contraire, qu'il est un mari musulman dominant. L'autre nuit, lors d'une soirée, une chanson de Cat Stevens passait à la radio, et une très chère amie, me prit la main et dit « Oh ! Que j'aime Cat Stevens ! » « Moi, aussi » je luis dis. Elle continua «Je ne l'ai pas cru quand il s'est emballé dans l'affaire de « Yousouf Islam ». Je dis « Ma vieille, où est passé le train pour la paix ? » Elle roula les yeux et pencha son verre vers ses lèvres. J'aurai aimé avoir dit « L'Islam est son train pour la paix et il y monta, l'a pris, et y est resté dedans depuis. » Mais elle ne m'aurait probablement pas écouté ; elle était debout sur un lointain rivage où l'islam et la paix sont résolument opposés, un lieu où jadis je vivais mais vers lequel je ne retournerai jamais. Quelques fois, son homogénéité réconfortante, ses brillantes illusions de supériorité, et son invincibilité me manquent.
Et malgré cela, je parais appartenir à cette place alors que mon mari et ma fille paraissent avoir des liens de parenté, vu leurs grands yeux noirs et leur peau café-au-lait. Il parait, que là où je vais les couples sont appariés comme deux de chaque sur l'arche de Noé: des hommes et femmes athlétiques descendant la rue en faisant du footing; des couples aux visages rougeâtres portant les mêmes couleurs ainsi qu'une glacière vers un match de football américain; des couples musulmans portant des vêtements flottants et touchant le parterre avec leur front durant la prière. Quelques fois, je me demande si Noé nous laisserait même Ismail et moi monter dans son bateau, ou s'il nous arrêterait lorsque nous marcherons sur la passerelle, soulignant avec autant de ménagements qu'il pourra que nous ne sommes pas, au fait, un couple assorti.
Par conséquent, je me sens souvent seule – tout comme maintenant, debout ici dans ce club bondé, dans l’obscurité.
Apres quarante-cinq minutes de musique de la première séance, le premier groupe nous salue et quitte la scène, les lumières reviennent, et il y a des hommes en vestons de cuire sur la scène qui déroulent les câbles et règlent les microphones, et mettent au point les instruments du groupe. Un murmure d'anticipation coule dans la salle. La main d'Aliya se glisse dans la mienne. Ses yeux brillent.
« Devine où j'étais, Maman : en train de passer le temps dans le bus du groupe. »
Derrière elle, Ismail me fait un grand sourire, avec un sourcil levé comme s’il voulait dire, qui continue à douter de moi maintenant ?
Plus tard, il me dira ce qui s'était passé. Aliya et lui étaient sortis se promener dehors où ils ont trouvé le batteur debout près du bus en train de fumer une cigarette. « As-Salam Alaikoum » dit Ismail, avec sa main pressé contre son cœur. « Que la paix soit sur vous ». L'homme leva sa tête, surpris, comme s'il entendait la voix d'un ancien ami. Quand Ismail dit qu'il était originaire de Lybie, le batteur ouvrit la porte de l'autocar et les encouragea d'y rentrer.
Ils montèrent les marches étroites et trouvèrent les autres membres du groupe assis près d'une petite table à l'arrière. Ismail les salua en arabe and leur raconta combien sa fille et lui aimaient leur musique et la lettre d'Aliya. Dans mon esprit, je la vois tenant la feuille d'un cahier pliée, humide et chiffonnée par la sueur de ses doigts, comme un drapeau blanc froissé. Ismail dit qu’ Ibrahim, le leader du groupe, dont la coupe afro grise est suspendue comme les nuages d'un orage autour d'un visage buriné, un homme qui a vu son père exécuté lorsqu'il n'avait que quatre ans et a passé la plus grande partie de sa vie dans un camp de refugiés, s'est levé pour la recevoir. Il inclina sa tête et mis sa main sur son cœur en signe de reconnaissance. Abdallah, l'un des guitaristes, lança un appel aux autres membres du groupe pour écouter pendant qu'il lisait la lettre à grande voix.
J'ai onze ans et j'ai écouté votre musique toute ma vie. Je voudrais vous dire à quel point je l'adore ; votre musique est unique et merveilleuse, Je suis tellement excitée que j'écris à peine cette lettre car je sais que je vais vous voir ce soir. Mon père vient de Lybie. Vous êtes mes héros. J'espère qu'un jour j'aurai un groupe comme le votre.
Quand Abdallah a terminé sa lettre, il s'agenouilla, pris la main d'Aliya, et lui dit en arabe, qu''Ismail a traduit:
« Nous sommes honorés d'avoir cette lettre venant de toi, » dit-il, « Ceci est le début d'une grande amitié entre toi et Tinariwen. »
Puis ils les invitèrent, elle et Ismail, à les joindre près de leur petite table, et leur batteur leur versa du thé vert sucré fort dans des petits verres comme ceux qui avaient chauffé les paumes de ma main chaque jour de mon séjour en Lybie. Pendant presque une heure, Aliya s'est assise coincée entre son père et Ibrahim, berçant un verre fumant pendant que les hommes parlaient et plaisantaient en arabe. Quand un membre de l'équipe de son glissa sa tête dans le bus pour annoncer qu'il restait dix minutes avant le début du spectacle, Ibrahim dit à Aliya que si elle se fatiguait durant le spectacle, elle était la bienvenue pour revenir dans le bus pour se reposer et que toute notre famille pouvait revenir pour prendre du thé à la fin du spectacle. Ils lui laissèrent une couverte pliée et lui montrèrent où elle pourrait s'allonger.
J'avais tort. Ismail a, en vérité, de forts liens avec le groupe, des relations appelées « Afrique » et « exil ». Il avait compris que je n'étais pas parvenue à comprendre : Que lorsqu'il avait mené Aliya le long des escaliers étroits de l'autocar de tournée, il la ramenait vers les déserts de l'Afrique du Nord, là où ceux qui ont été chassées de leurs maisons reconnaissent le désir dans les yeux les uns des autres, où les invités inattendus sont reçus comme des nobles et les enfants comme les membres de la famille.
Ismail a une habitude de faire signe à notre fils et notre fille quand ils sont hors de portée, disant «fais-nous un bisou» avant que nos enfants disparaissent en haut de l'escalier pour se coucher, ou bien après qu'ils aient dit quelque chose d'amusant ou triste, ou quand la lumière éclaire parfaitement leurs visages et il est touché par leur innocence, il s'adresse à eux de la où il est assis seul: fais-nous un bisou.
Quelques fois, je voudrais corriger son utilisation du pronom personnel au pluriel, mais je tiens ma langue parce que je sais qu'il n'a appris à parler anglais qu'à l’âge bien adulte, et je trouve attachante sa grammaire informelle. Cependant, j'ai plaisanté plusieurs fois avec Aliya sur les expressions de son père.
Aliya avait l'habitude de nous embrasser tous les deux chaque nuit avant d'aller au lit, mais ces derniers temps, elle s’éclispe dans sa chambre en haut sans nous en rendre compte, et ce n'est qu'après que je sois allongée dans le lit que je rends compte que je ne l'ai pas embrassé de toute la journée. L'autre soir, elle avait monté la moitié des escaliers quand Ismail l'appela « fais-nous un bisou» et elle se retourna lentement and redescendit, feignant la réticence mais souriant tout de même. En premier, elle l'embrassa sur sa joue trapue puis embrassa l'air à son coté comme si une personne invisible y était assise. Elle me regarda et ria à notre blague. Ismail nous sourit d'un air narquois. N'est-ce pas correcte de dire cela, il voulait savoir. J'expliquai que ca n'avait pas de sens d'utiliser « nous » quand il parlait de lui seul et qu'Aliya et moi l'avions laissé faire depuis plusieurs années.
Il devint silencieux, comme s'il contemplait cela, puis dit qu'il avait seulement traduit ce que les gens disent aux enfants en Lybie. Là-bas, on ne dit jamais « fais-moi un bisou», excluant tous les autres adultes dans la pièce.
Je me rappelle, comment, quand j'étais en Lybie, la maison de ma belle-mère est bondée jour et nuit des membres de leur famille impatients de voir l'épouse américaine et l'enfant d'Ismail. Chaque fois que j'entrais dans la maison, mon manteau me fut retirée des épaules et Aliya âgée de quatre ans fut enlevée de mes mains et transmise dans la pièce comme un bonbon que chacun devait y gouter. Quand elle me fut retournée finalement, ses joues potelées étaient roses après avoir été pressées par tant de lèvres, et serrées par tant de mains. Ce n'est pas seulement les membres de la famille mais aussi les épiciers au marché et les serveurs dans les restaurants. Une fois, un refugié irakien que nous avions rencontré dans la rue tint tendrement les joues douces d'Aliya entre ses mains tannées et lui parla dans un arabe coulant and continu, m'ignorant totalement, comme si les deux partageaient un secret.
Maintenant, Ibrahim, le chanteur, marche sur la scène, sa tunique satinée recouvrant tout sauf des bottes de cowboys et les ourlets de son pantalon fileté en or. Sa coupe afro est un halo autour de sa tète, et des traits profonds traversent son visage comme des chemins bien-fréquentés. Il balaye du regard les spectateurs encourageants avec le sombre amour d'un père regardant ses enfants dormir. Puis, il se pencha vers le microphone et dit :
« La meilleure langue dans le monde, » dit-il en français, « est la musique. Quand j'essaye de parler une autre, c'est une catastrophe. »
Ses doigts pincent les cordes de sa guitare comme si elles étaient pourvues de leur propre vie, et il commence à chanter, sa voix râpeuse gagnant de la puissance comme un moteur rouillé qui démarre puis ronronne sur une route libre. Lorsqu'il chante « Subhan Allah » (Louange à Dieu), the batteur suit le rythme, devenant un frénésie de mouvements, ses mains battant et frappant et glissant sur la peau cuir. Au pied de la scène, un homme aux énormes épaules qui sont noircies de tatouages fermes ses yeux et hoche la tète en accord parfait avec la musique. Le corps fin d'Aliya se courbe avec la musique comme un jeune arbre vers le soleil. Elle croise ses bras sur sa poitrine, comme si elle se retient de tomber dans l'océan du rythme. Puis, ses mains se retrouvent l'une contre l'autre et commencent à applaudir.
Sur la scène, un danseur aux cheveux gris se déhanche, ses bras tournoyant et glissant dans l'air. La lumière dans ses yeux est brillante. Quand il lève ses mains pour applaudir, je ne peux pas me retenir de faire pareil ; quand il se remua au rythme de la musique, je fais de même. Sa joie se répand autour de lui comme un feu de forêt, embrasant en moi un ardent désir, une faim beaucoup trop vorace pour être satisfaite par de nourriture, de boisson, et des caresses.
Je crois qu'Allah peut être trouvé dans les précisions des rituels de l'Islam et dans la ponctualité des ses cinq prières quotidiennes. Mais, Allah est là, aussi, dans ce club sombre – dans la guitare électrique de couleur rouge pomme bruissant contre la djellaba de soie, dans les doigts bruns qui grattent les cordes. Allah est dans les paumes frénétiques du batteur qui tapent sur une gourde aussi lice et aussi dur que de la pierre. Allah est dans le vieil africain joyeux aux pieds dansant d'un enfant, nous cajolant gentiment d'effeuiller les étouffantes couches de désir, anxiété, et de doute de soi-même et de nous montrer dénudés. Allah est la musique, et nous y nageons ; Elle nous lave, ses rythmes battant en mesure avec nos cœurs. L'air dans la pièce bondée sent la sueur. La bière dans ma main est en train de se réchauffer. Nous n'avons pas beaucoup de temps – la chanson est presque terminée, et bientôt nous retournerons d'où nous sommes venus - mais à ce moment même, le vieil homme nous fait appel, invitant chacun de nous d'entrer dans la musique, même si c'est juste pour un instant, et faire comme chez nous.
Aliya écoute Tinariwen aussi loin que ses souvenirs remontent. Son père, Ismail, natif de Lybie, apprécie leurs ballades sur l'oppression et l'exile. Leurs chansons d'amour de l'Afrique sont comme des chemins sinueux qui indiquent à mon mari le chemin de retour vers le continent qu'il a laissé derrière lui il y a plus de trente ans. En se rendant au travail dans un entreprise, Ismail conduit avec le volume de musique tellement fort que les vitres de la voiture vibrent. Des nuits, lorsque nous nous accrochons dans une toile d'accusations et d'incompréhensions - quand il me regarde et voit une américaine égoïste et matérialiste, et je le regarde et vois un africain dominateur et irrationnel, et chacun de nous se sent remarquablement très loin de notre maison, il se retire dans le salon, berce sa tête dans ses mains et écoute cette musique comme si elle était un conseil d'un ami intime. Durant les rares fins de semaines lorsqu'il nous fait la surprise de préparer avec un petit déjeuner traditionnel libyen, nous écoutons Tinariwen pendant que nous roulons de la pate blanche entre nos doigts et que nous trempons dans un sirop de date aussi épais et aussi noir que le goudron.
Aliya aime beaucoup son père plus que tout autre homme au monde. Donc, il lui parait impossible de ne pas aimer Tinariwen. Depuis des mois, elle attend ce concert avec impatience - Il allait avoir lieu à une heure où elle devrait être couchée dans un une boite de nuit de la région.
«Tu l'emmènes voir un concert de rock? Avec un groupe of soulards ? »
La voix de notre ami Hussein s'éleva avec une inquiétude exagérée quand il apprit la nouvelle. C'était tôt dans la soirée, and nous avions les jambes croisées sur la moquette, sirotant le thé, lui et son épouse, Khadidja. Aliya venait tout juste de lui dire qu'elle était excitée au sujet du spectacle qui approchait, et maintenant il continua à regarder, avec un sourcil relevé, Ismail et moi, souriant et hochant la tête et faisant rire Aliya nerveusement.
Un ex-juif investisseur à court terme au nom de Sam, Hussein est devenu maintenant un musulman pieux qui évite presque toute musique et tout film parce que, dit-il, ils le détournent son attention de Dieu. Il n'expose que l'art Islamique dans sa maison, évite les gâteaux qui contiennent de la vanille (elle renferme une trace d'alcool), and refuse l'argenterie quand il vient dîner chez nous, soulevant plutôt la coriandre et le riz vers sa bouche avec ses doigts tout comme le prophète Mohammad l'a fait il y a 1400 ans. Au fil de notre amitié, j'ai appris à voir comment ses pratiques très strictes faisaient briller son cœur à grand éclat. Prévenant et ayant une voix douce, il est l'une des plus généreuses personnes que je connaisse. Il nous taquinait au sujet du concert, mais j’avais ressenti une vive critique de jugement dans ses propos. A son avis, j'emmenais ma fille en excursion en Gomorrhe : un espace abandonné où les gens en sueurs engloutissent de la bière et se collent les uns contre les autres dans l'obscurité pour être aussi près que possible dans une explosion de son qui leur font oublier le monde à l'extérieur.
Avant de nous assoir pour le thé et les amandes, Hussein et Ismail sont debout, côte à côte dans la lumière évanescente de notre salon, les bras croisés sur leurs estomacs, et orientés vers La Mecque pour faire la première prière de la soirée connue sous le nom de Maghreb. Mais avant que Ismail commence à réciter, Hussein l'interrompt brusquement, "Ça te dérangerait si je vérifiais la direction de La Mecque ?" Il retire son téléphone portable de sa poche, tape sur l'écran qu'il étudie comme un homme perdu dans une étendue sauvage. Il y a une appli qui pointe clairement La Terre Sainte de n'importe quel point sur la Terre. Hussein dit à Ismail qu'ils devaient se repositionner de quelques degrés à gauche.
«Bien sur, » dit Ismail, avec un sourire commissural. Il m'apprit plus tard avec toute sincérité qu'il se serait retourné et aurait prié dans la direction inverse si Hussein le lui avait demandé. "Quant à moi, nous faisons face à Dieu dans n'importe direction."
J'envie la clarté absolue d’Hussein pour ses croyances, sa foi précise comme un GPS qui lui indique où il se trouve à n'importe quel instant. Je ne possède pas de convictions aussi claires. Je me cramponne plutôt à mon identité brisée comme si elle était une épave dans une mer houleuse. Pendant des années, Ismail et moi avons élevé Aliya et son petit frère dans un espace difficile, s'étalant entre ma culture séculière occidentale et sa culture musulmane d'Afrique du Nord, dans des sables mouvants à toujours entre l'ambition et la modestie, le désir et l'humilité, l'autodétermination et l'abandon à Dieu. Je suis une bouddhiste à temps partiel, qui néglige le précepte sur les intoxicants comme une facture que je ne peux payer. Je me sens concernée par les questions de l'environnement - mais apparemment pas autant pour me soucier de mon cappuccino dans un tasse à emporter un lundi matin ou bien une maison assez climatisée en été pour que ma peau se hérisse et assez chauffée en hiver pour que je puisse y déambuler pieds nus. Je suis une féministe qui s'attend à ce que son mari gagne plus qu'elle, une mère qui rêve de partir toute seule en vacances annuelles.
Quand je suis près d'Hussein, je commence à douter de ma sagesse à élever mes enfants dans ce territoire plein de conflits. Peut-être que notre fille et notre garçon ont besoin autant d'une terre ferme au dessous de leurs pieds autant que d'un toit au dessus de leurs têtes. Peut-être, ils ont besoin que l'un de nous laisse derrière ses vieilles habitudes pour qu'ils puissent s'installer définitivement dans une seule vision cohérente du monde. Mais, sans son Islam et ses habitudes africaines, Ismail serait pour moi un étranger - et je ne suis pas sure de l'aimer assez pour abandonner la musique Rock, les biscuits aux pépites de chocolat, et les shorts pendant l'été.
Il y a une autre raison pourquoi Aliya est aux anges au sujet du concert : son père lui avait promis qu'elle passerait du temps dans les coulisses avec le groupe Tinariwen. Je ne comprends pas comme il a pu faire cette promesse avec autant d'assurance puisqu'il n'a de lien ni avec un membre du groupe ni avec un portier ou un barman du club. Il semble ne pas avoir envisagé la possibilité qu'il ne serait pas en mesure de tenir sa promesse. Au lieu de cela, il demanda plutôt à Aliya de quoi elle compte discuter avec ses idoles, lui faisant croire qu'ils l'accueilleront chaleureusement comme un membre de leur tribu. Avec autant d'attentes irréalistes, comment ne serait-elle pas déçue ?
Quand Aliya était jeune, elle était fière de l'éducation libyenne de son père, se vantant auprès de ses amies qu'il a été élevé dans une hutte en terre et regardant avec une grande admiration lorsqu'il transformait des capsules de bouteille rouillées et des vieilles ficelles en des jouets qui tournent, des bâtons et des crottes de cerf en des samares tournoyantes. Mais ces derniers temps, elle trouve ses habitudes africaines moins amusantes. Ils se sont affrontés au sujet du nombre de chaussures qu'une collégienne a besoin. (Une, il a dit); Est-ce qu'elle a besoin d'un téléphone portable (Tu te moques de moi?); Comment devrait-elle répondre lorsqu'il l'appelle (Oui, Baba), et combien elle devrait être rémunérée quand elle surveille son jeune frère (Quand j'avais ton âge, je prenais soins de cinq frères et sœurs sans pour aucune somme d'argent du tout). J'ai peur que ce soir il va finalement tomber de son piédestal sur lequel il vacillait depuis qu'elle est au collège.
Une heure avant le spectacle, Aliya se trouve devant sa penderie ouverte, examinant sa garde-robe, et essayant de choisir exactement l'ensemble qu'il faut porter pour rencontrer son groupe de musique préféré. Peut-être l'un de ses nouveaux foulards : le violet avec des fils dorés chatoyants qui reflètent la lumière ou le jaune gazé du Maroc qui fait croire que le soleil enveloppait son visage. Je me souviens comment, un après-midi lorsque nous étions dans la véranda arrière, une des nos amies musulmane montra à Aliya comment glisser ses cheveux sous le foulard, serrer le tissu vers le bas de son front, and faire un nœud soigné au niveau du cou. Après qu'elle ait terminé, Aliya s'était retournée vers moi and scanna mon visage comme s'il était un miroir. Elle ressemblait à une reine africaine, les yeux comme des pièces de cinq centimes américaines en chocolat noir, les lèvres charnues et parfaites qu'au moment que je l'ai vu pour la première fois, je savais que son deuxième prénom serait Rose.
Maintenant elle se contemple maintenant les foulards qui sont soigneusement pliés dans sa penderie ouverte, à coté des vestes à capuche et des T-shirts, essayant de se décider lequel elle portera ce soir. A chaque fois qu'elle sort de la maison avec sa tête couverte, le monde adulte qui l'entoure se déchire en deux. Quelques uns de nos amis la couvrent de compliments, tandis que d'autres lui jettent des regards nerveux et évitent de le mentionner. C'est comme si le foulard l'identifiait soit comme un membre bien-aimé de la tribu musulmane soit comme un membre d'un troupeau, débarrassé de son caractère américain et dirigé vers l'Islam. Mais Aliya reste indifférente. Elle comprend que ce qu'elle porte : un tissu doux et coloré qui la réchauffe et lui donne l'impression d'être belle ; un symbole de modestie qu'elle porte dans son cœur, que sa tête soit couverte ou non ; un signe de foi qu'elle a appris de son père depuis qu'elle était née, tout comme elle a appris, en le regardant, comment préparer les gâteux de dattes qui sentent légèrement l'eau de rose.
Aliya descendit au rez-de-chaussée plusieurs minutes plus tard, revêtue d'un jean et un T-shirt «Free Lybia», et un foulard que sa tante lui a offert. J'ai l'impression que c'est tout comme hier, elle était assise sur mes genoux, ses mains à fossettes reposant sur mes jambes, ses couches-culottes rembourrées se froissant chaque fois qu'elle se penchait en avant pour regarder de plus prés le livre de photo que je lisais. Cette année, elle a perdu ses dernières rondeurs de bébés et est devenue mince et lente et d'humeur changeante. Ce soir, elle parait mi-révolutionnaire musulmane et mi-préadolescent américaine en route pour son premier concert de rock - qui, bien sur, est exactement le cas: une fille gardant un équilibre, entre grâce et maladresse, entre le monde de son père et le mien.
«Pourrais-tu nous déposer avant de garer » demanda Alia, sa main étant déjà placée sur la poignée de la porte bien que nous soyons à plus d'un kilomètre et demi du club. Je ne réponds pas, et un moment plus tard, nous nous arrêtons dans le parking d'un centre commercial vide, excepté le bus du groupe de musique qui avait été reculé dans dans un coin et dont l'accès était interdit par un rue-balise jaune, chacune de ses vitres luisantes était voilée par un rideau, excepté notre maison, Tinariwen est peut-être l'un des meilleurs groupes du XXIème siècle, mais dans une petite ville universitaire du Sud, c'est un groupe africain peu connu qui joue de la musique du monde un dimanche soir dans une boîte qui partage le parking avec un restaurant pizza et un magasin de quartier.
Je trouva une place où garer, et avant même que j'aie retiré la clé de contact, Ismail et Aliya sautèrent de la voiture. Ils traversèrent le parking et commencent à parler à deux hommes en vestons de cuir noir qui étaient en train de fumer près du bus. Les hommes n’étaient pas des membres du groupe de musique et donc doivent faire partie du service de transport. Ismail leur sourit et leur serra la main pendant qu'Aliya resta à l'écart, serrant sa lettre d'admiratrice qu'elle avait soigneusement pliée. Malgré les salutations amicales d'Ismail, les hommes aux blousons noirs ne le laissèrent pas passer le rue-balise. L'un deux tendit son cou pour regarder la fille mesurant 1,40 m de portant un «Free Lybia» T-shirt et un foulard.
J'attends à l'entrée du club où un poster du groupe est collé avec des bouts de scotch sur une vitre collante et parsemée de morceaux déchirés de l'affiche de la semaine d'avant. Sur la photo, les musiciens dans le désert se tiennent debout à coté d'un arbre desséché dont les branches grêles s'étendent vers eux comme des serres noirâtres. Le vent fait flotter leurs habits, colorés et longs jusqu'à la cheville, contre leurs corps, et des couches de tissu recouvrent presque tout le visage de chacun des membres du groupe. Un ciel bleu pur flotte au dessus, et sous leurs pieds, le Sahara ressemble à un brillant tapis blanc. L'Afrique du Nord de ce poster est un endroit aride mais beau où les gens grandissent comme des cactus sous un brulant soleil du désert, rayonnant à partir du néant. C'est aussi bien un conte de fées pour moi que pour l'Afrique du Nord de l'enfance d'Ismail où les mères allaitaient les enfants des uns et des autres, les anciens saints guérissent les maladies mortelles, et les gens ramènent leurs bétails a l'intérieur des maisons pour les garder au chaud durant les nuits froides. Ces histoires n'ont rien à voir avec l'Afrique que je vois aux informations: Des pays aux mains de tyrans, des guerres civiles, et des épidémies généralisées. La Lybie que j'ai découverte lors de ma visite en 2005 ressemble très peu à l'Afrique idyllique et tragique de mon imagination.
Le parc de stationnement commence à se remplir maintenant. Les hommes aux blousons de cuir noir jettent leurs cigarettes sur un bitume taché d'huile, les écrasent de la pointe de leurs chaussures, et disparaissent à travers la porte étroite du bus. Une foule grouille autour de l'entrée du club. Un homme portant un t-shirt du groupe de musique Greateful Dead passe sa main dans ses cheveux gris qui sont plats et secs; une femme aux lunettes bifocales et en jupe à fleurs passe en froufroutant. Les voitures en circulation bourdonnent incessamment en bruit de fond, et les gaz d'échappement des voitures épaississent l'air frais de la nuit. Aliya tient toujours sa lettre d'admiratrice, et essaye de décider sa prochaine manœuvre. Le temps fuit vite; le groupe de la première partie va commencer à jouer dans quinze minutes.
«Donne-moi la lettre, » dit Ismail, en tendant sa main.
Aliya retira la feuille de cahier à bordure irrégulière hors de sa portée, et en le regardant avec suspicion.
«Que vas-tu faire avec ?»
«Je vais aller monter dans le bus et la donner au groupe» dit-il avec tellement de conviction calme et claire que l'on dirait que la violation de domicile semble être une chose logique à faire.
Je sens une inquiétude familière monter en moi. Ismail possède une manière de transgresser les limites personnelles comme s'il ne les voyait pas, puis réagit sincèrement avec une surprise quand je lui indique sa maladresse. Ne se rendant pas compte que les grandes personnes aux Etats-Unis se maintiennent à une bonne distance des enfants qui ne sont pas les leurs, Ismail tend la main aux enfants du quartier, les décoiffe ou bien les réprimande comme s'ils étaient les siens, et ne remarquant pas le regard vigilant et nerveux des parents. Durant les diners où la règle tacite est d'éviter les sujets tels que la politique et l'argent, Ismail demandera avec désinvolture combien un hôte a acheté sa maison ou se plaindra de l'intervention américaine au Moyen-Orient. Les autres invités constateront soudainement que leurs verres sont vides, s'excuseront, et s'éloigneront
Plusieurs années de cela, dans un restaurant mal ventilé où les couples s'asseyent à des petites tables rondes et chuchotent par-dessus des bougies aux flammes vacillante, j'ai dit à Ismail que j'étais enceinte de notre second enfant, le jeune frère d'Aliya. Ses yeux se remplirent de larmes, et il fait un grand geste de ses bras comme s'il allait embrasser toute la salle. « Hé, tout le monde, --- nous attendons notre second enfant » crie-t-il, comme si ces inconnus étaient de sa famille élargie, comme si sa joie était comme du champagne qu'il pouvait verser dans des verres et partager avec toutes les personnes présentes. Un silence pesant s'en suivit pendant que les gens nous regardaient nerveusement dans notre direction, semblant gênés à notre place.
Je me demande sérieusement si, son franchissement de la bande jaune et son irruption dans le bus pourrait être classés comme une effraction. Aliya se mord sa lèvre inferieure en nous regardant tour à tour. Elle aurait probablement besoin de conseils, mais je n'en ai point. Le respect des limites personnelles est, pour moi, comme une religion. Je ne suis pas celle qui se présentera à l'improviste ou bien qui foncera à travers les portes fermées, et je suis assez gênée à demander des faveurs encore moins à des inconnus. Je me souviens très bien de la première nuit que j'ai passé en Lybie quand je tombai, extenuée, sur le lit dans la maison exigüe de ma belle-sœur après vingt heures de voyage et huit heures de rencontres et discussions, avec mon mari à mon coté et Aliya, qui avait tout juste quatre ans, enroulée dans un petit lit qui était coincé entre le lit et le mur. Je me réveille au milieu de la nuit et commence à apercevoir une forme noire cherchant Aliya pendant que mon mari ronflait doucement. Mon adrénaline monta brusquement avant de me rendre compte que c'était ma belle-sœur, qui avait entendu ma fille tousser et s'était glissée dans notre chambre pour la soulager et lui administrer Dieu seul sait quel médicament.
Il est un peu consolant pour moi de découvrir qu'Ismail n'est pas unique ; que beaucoup de Libyens possèdent cet attachant et énervant aveuglement à l'espace personnel. Peut-être que la raison que je suis aussi prudente est que je n'ai jamais habité avec ma famille élargie. Je ne connais les membres de ma famille principalement par les cadeaux qui arrivent par courrier et les lettres de remerciements que je leur envoie en retour. Il est vrai qu'en gardant des distances respectueuses, j'ai parfaitement évité de déranger les autres, il est aussi vrai que mon mari a beaucoup plus d'amis qu'il peut appeler à minuit.
Ayant l'air d'être irritée envers chacun de nous, Aliya nous prit par la main et nous entraina vers the portes ouvertes du club. A l'intérieur, nous trouvons un espace prés du bord de la scène, et le groupe de la première partie commença à jouer. Quelques minutes plus tard, quand je me retourne pour demander à Ismail et Aliya si la musique leur plait, ils ne sont plus là. Ils ont disparu sans m'informer où ils allaient partir.
L'autre jour, quand je revenais avec Aliya d'un magasin d'alimentation vers la maison, elle a dit, sans crier gare, « Quelques fois, mon père me fait de la peine, parce que les gens ici ne le comprennent pas très bien. » Elle ne parlait pas de son accent mais la manière dont il est perçu : la manière dont ses amies froncent leurs nez à l'odeur de sa nourriture épicée ou se retirent au son de sa voix forte ; la manière condescendante dont ses professeurs lui adressent la parole, la manière dont quelques uns de nos amis ne savent plus où se mettre quand ses yeux se remplissent de larmes dans une culture qui n'a pas de place pour les hommes qui pleurent. Elle comprend qu'être un immigrant revient à vivre dans un pays d'incompréhension, à être toujours partiellement à l'abri des regards, à être caché par les stéréotypes et les préjugés.
Puis Aliya tourne sa tête vers moi, m'examinant gentiment pour un instant and me dit « Les gens ne te comprennent pas non plus, Maman, parce que tu flottes, en quelques sortes, entre deux places, alors ils ne savent pas quelle idée se faire de toi. »
Par cela, elle voulait dire, je pense, qu’Ismail n'était pas le seul immigrant dans notre famille. Pour que je puisse faire cette vie avec lui, j'ai dû laisser derrière la plus grande partie de mon éducation, me séparant énormément de mes êtres chers. Ismail ne fera jamais du golf avec les hommes de ma famille, et ils ne verront jamais le monde du point de vue d'un colonisé, d'un apatride, et d'un opprimé. Un gouffre les sépare, me forçant à faire des efforts énormes pour faire la navette entre leurs réalités. Chaque mois de décembre, quand il faut rappeler à Ismail comment fêter Noel, j'ai le mal du pays que j'ai laissé derrière où les rites des fêtes ne sont jamais enseignés. A nous deux, nous avons maintenant deux fois plus de fêtes à célébrer, chacun étant toujours l'apprenti déterminé de l'autre.
Même quelques anciens amis se montrent sceptiques envers Ismail. J'ai dû accepter leur sentiment de gêne général autour de lui and leur hypothèse, malgré des preuves accablantes du contraire, qu'il est un mari musulman dominant. L'autre nuit, lors d'une soirée, une chanson de Cat Stevens passait à la radio, et une très chère amie, me prit la main et dit « Oh ! Que j'aime Cat Stevens ! » « Moi, aussi » je luis dis. Elle continua «Je ne l'ai pas cru quand il s'est emballé dans l'affaire de « Yousouf Islam ». Je dis « Ma vieille, où est passé le train pour la paix ? » Elle roula les yeux et pencha son verre vers ses lèvres. J'aurai aimé avoir dit « L'Islam est son train pour la paix et il y monta, l'a pris, et y est resté dedans depuis. » Mais elle ne m'aurait probablement pas écouté ; elle était debout sur un lointain rivage où l'islam et la paix sont résolument opposés, un lieu où jadis je vivais mais vers lequel je ne retournerai jamais. Quelques fois, son homogénéité réconfortante, ses brillantes illusions de supériorité, et son invincibilité me manquent.
Et malgré cela, je parais appartenir à cette place alors que mon mari et ma fille paraissent avoir des liens de parenté, vu leurs grands yeux noirs et leur peau café-au-lait. Il parait, que là où je vais les couples sont appariés comme deux de chaque sur l'arche de Noé: des hommes et femmes athlétiques descendant la rue en faisant du footing; des couples aux visages rougeâtres portant les mêmes couleurs ainsi qu'une glacière vers un match de football américain; des couples musulmans portant des vêtements flottants et touchant le parterre avec leur front durant la prière. Quelques fois, je me demande si Noé nous laisserait même Ismail et moi monter dans son bateau, ou s'il nous arrêterait lorsque nous marcherons sur la passerelle, soulignant avec autant de ménagements qu'il pourra que nous ne sommes pas, au fait, un couple assorti.
Par conséquent, je me sens souvent seule – tout comme maintenant, debout ici dans ce club bondé, dans l’obscurité.
Apres quarante-cinq minutes de musique de la première séance, le premier groupe nous salue et quitte la scène, les lumières reviennent, et il y a des hommes en vestons de cuire sur la scène qui déroulent les câbles et règlent les microphones, et mettent au point les instruments du groupe. Un murmure d'anticipation coule dans la salle. La main d'Aliya se glisse dans la mienne. Ses yeux brillent.
« Devine où j'étais, Maman : en train de passer le temps dans le bus du groupe. »
Derrière elle, Ismail me fait un grand sourire, avec un sourcil levé comme s’il voulait dire, qui continue à douter de moi maintenant ?
Plus tard, il me dira ce qui s'était passé. Aliya et lui étaient sortis se promener dehors où ils ont trouvé le batteur debout près du bus en train de fumer une cigarette. « As-Salam Alaikoum » dit Ismail, avec sa main pressé contre son cœur. « Que la paix soit sur vous ». L'homme leva sa tête, surpris, comme s'il entendait la voix d'un ancien ami. Quand Ismail dit qu'il était originaire de Lybie, le batteur ouvrit la porte de l'autocar et les encouragea d'y rentrer.
Ils montèrent les marches étroites et trouvèrent les autres membres du groupe assis près d'une petite table à l'arrière. Ismail les salua en arabe and leur raconta combien sa fille et lui aimaient leur musique et la lettre d'Aliya. Dans mon esprit, je la vois tenant la feuille d'un cahier pliée, humide et chiffonnée par la sueur de ses doigts, comme un drapeau blanc froissé. Ismail dit qu’ Ibrahim, le leader du groupe, dont la coupe afro grise est suspendue comme les nuages d'un orage autour d'un visage buriné, un homme qui a vu son père exécuté lorsqu'il n'avait que quatre ans et a passé la plus grande partie de sa vie dans un camp de refugiés, s'est levé pour la recevoir. Il inclina sa tête et mis sa main sur son cœur en signe de reconnaissance. Abdallah, l'un des guitaristes, lança un appel aux autres membres du groupe pour écouter pendant qu'il lisait la lettre à grande voix.
J'ai onze ans et j'ai écouté votre musique toute ma vie. Je voudrais vous dire à quel point je l'adore ; votre musique est unique et merveilleuse, Je suis tellement excitée que j'écris à peine cette lettre car je sais que je vais vous voir ce soir. Mon père vient de Lybie. Vous êtes mes héros. J'espère qu'un jour j'aurai un groupe comme le votre.
Quand Abdallah a terminé sa lettre, il s'agenouilla, pris la main d'Aliya, et lui dit en arabe, qu''Ismail a traduit:
« Nous sommes honorés d'avoir cette lettre venant de toi, » dit-il, « Ceci est le début d'une grande amitié entre toi et Tinariwen. »
Puis ils les invitèrent, elle et Ismail, à les joindre près de leur petite table, et leur batteur leur versa du thé vert sucré fort dans des petits verres comme ceux qui avaient chauffé les paumes de ma main chaque jour de mon séjour en Lybie. Pendant presque une heure, Aliya s'est assise coincée entre son père et Ibrahim, berçant un verre fumant pendant que les hommes parlaient et plaisantaient en arabe. Quand un membre de l'équipe de son glissa sa tête dans le bus pour annoncer qu'il restait dix minutes avant le début du spectacle, Ibrahim dit à Aliya que si elle se fatiguait durant le spectacle, elle était la bienvenue pour revenir dans le bus pour se reposer et que toute notre famille pouvait revenir pour prendre du thé à la fin du spectacle. Ils lui laissèrent une couverte pliée et lui montrèrent où elle pourrait s'allonger.
J'avais tort. Ismail a, en vérité, de forts liens avec le groupe, des relations appelées « Afrique » et « exil ». Il avait compris que je n'étais pas parvenue à comprendre : Que lorsqu'il avait mené Aliya le long des escaliers étroits de l'autocar de tournée, il la ramenait vers les déserts de l'Afrique du Nord, là où ceux qui ont été chassées de leurs maisons reconnaissent le désir dans les yeux les uns des autres, où les invités inattendus sont reçus comme des nobles et les enfants comme les membres de la famille.
Ismail a une habitude de faire signe à notre fils et notre fille quand ils sont hors de portée, disant «fais-nous un bisou» avant que nos enfants disparaissent en haut de l'escalier pour se coucher, ou bien après qu'ils aient dit quelque chose d'amusant ou triste, ou quand la lumière éclaire parfaitement leurs visages et il est touché par leur innocence, il s'adresse à eux de la où il est assis seul: fais-nous un bisou.
Quelques fois, je voudrais corriger son utilisation du pronom personnel au pluriel, mais je tiens ma langue parce que je sais qu'il n'a appris à parler anglais qu'à l’âge bien adulte, et je trouve attachante sa grammaire informelle. Cependant, j'ai plaisanté plusieurs fois avec Aliya sur les expressions de son père.
Aliya avait l'habitude de nous embrasser tous les deux chaque nuit avant d'aller au lit, mais ces derniers temps, elle s’éclispe dans sa chambre en haut sans nous en rendre compte, et ce n'est qu'après que je sois allongée dans le lit que je rends compte que je ne l'ai pas embrassé de toute la journée. L'autre soir, elle avait monté la moitié des escaliers quand Ismail l'appela « fais-nous un bisou» et elle se retourna lentement and redescendit, feignant la réticence mais souriant tout de même. En premier, elle l'embrassa sur sa joue trapue puis embrassa l'air à son coté comme si une personne invisible y était assise. Elle me regarda et ria à notre blague. Ismail nous sourit d'un air narquois. N'est-ce pas correcte de dire cela, il voulait savoir. J'expliquai que ca n'avait pas de sens d'utiliser « nous » quand il parlait de lui seul et qu'Aliya et moi l'avions laissé faire depuis plusieurs années.
Il devint silencieux, comme s'il contemplait cela, puis dit qu'il avait seulement traduit ce que les gens disent aux enfants en Lybie. Là-bas, on ne dit jamais « fais-moi un bisou», excluant tous les autres adultes dans la pièce.
Je me rappelle, comment, quand j'étais en Lybie, la maison de ma belle-mère est bondée jour et nuit des membres de leur famille impatients de voir l'épouse américaine et l'enfant d'Ismail. Chaque fois que j'entrais dans la maison, mon manteau me fut retirée des épaules et Aliya âgée de quatre ans fut enlevée de mes mains et transmise dans la pièce comme un bonbon que chacun devait y gouter. Quand elle me fut retournée finalement, ses joues potelées étaient roses après avoir été pressées par tant de lèvres, et serrées par tant de mains. Ce n'est pas seulement les membres de la famille mais aussi les épiciers au marché et les serveurs dans les restaurants. Une fois, un refugié irakien que nous avions rencontré dans la rue tint tendrement les joues douces d'Aliya entre ses mains tannées et lui parla dans un arabe coulant and continu, m'ignorant totalement, comme si les deux partageaient un secret.
Maintenant, Ibrahim, le chanteur, marche sur la scène, sa tunique satinée recouvrant tout sauf des bottes de cowboys et les ourlets de son pantalon fileté en or. Sa coupe afro est un halo autour de sa tète, et des traits profonds traversent son visage comme des chemins bien-fréquentés. Il balaye du regard les spectateurs encourageants avec le sombre amour d'un père regardant ses enfants dormir. Puis, il se pencha vers le microphone et dit :
« La meilleure langue dans le monde, » dit-il en français, « est la musique. Quand j'essaye de parler une autre, c'est une catastrophe. »
Ses doigts pincent les cordes de sa guitare comme si elles étaient pourvues de leur propre vie, et il commence à chanter, sa voix râpeuse gagnant de la puissance comme un moteur rouillé qui démarre puis ronronne sur une route libre. Lorsqu'il chante « Subhan Allah » (Louange à Dieu), the batteur suit le rythme, devenant un frénésie de mouvements, ses mains battant et frappant et glissant sur la peau cuir. Au pied de la scène, un homme aux énormes épaules qui sont noircies de tatouages fermes ses yeux et hoche la tète en accord parfait avec la musique. Le corps fin d'Aliya se courbe avec la musique comme un jeune arbre vers le soleil. Elle croise ses bras sur sa poitrine, comme si elle se retient de tomber dans l'océan du rythme. Puis, ses mains se retrouvent l'une contre l'autre et commencent à applaudir.
Sur la scène, un danseur aux cheveux gris se déhanche, ses bras tournoyant et glissant dans l'air. La lumière dans ses yeux est brillante. Quand il lève ses mains pour applaudir, je ne peux pas me retenir de faire pareil ; quand il se remua au rythme de la musique, je fais de même. Sa joie se répand autour de lui comme un feu de forêt, embrasant en moi un ardent désir, une faim beaucoup trop vorace pour être satisfaite par de nourriture, de boisson, et des caresses.
Je crois qu'Allah peut être trouvé dans les précisions des rituels de l'Islam et dans la ponctualité des ses cinq prières quotidiennes. Mais, Allah est là, aussi, dans ce club sombre – dans la guitare électrique de couleur rouge pomme bruissant contre la djellaba de soie, dans les doigts bruns qui grattent les cordes. Allah est dans les paumes frénétiques du batteur qui tapent sur une gourde aussi lice et aussi dur que de la pierre. Allah est dans le vieil africain joyeux aux pieds dansant d'un enfant, nous cajolant gentiment d'effeuiller les étouffantes couches de désir, anxiété, et de doute de soi-même et de nous montrer dénudés. Allah est la musique, et nous y nageons ; Elle nous lave, ses rythmes battant en mesure avec nos cœurs. L'air dans la pièce bondée sent la sueur. La bière dans ma main est en train de se réchauffer. Nous n'avons pas beaucoup de temps – la chanson est presque terminée, et bientôt nous retournerons d'où nous sommes venus - mais à ce moment même, le vieil homme nous fait appel, invitant chacun de nous d'entrer dans la musique, même si c'est juste pour un instant, et faire comme chez nous.
FIN