Premier Chapitre: Le Coup de Téléphone
Mon coup de fil le plus étrange vint le 22 janvier 2003, vers les 5 heures de l’après-midi, peu de temps après que je sois rentré du travail. Mes deux filles, assises au salon, finissaient leurs devoirs et ma femme était encore au travail. Je venais juste de commencer à expliquer un problème de mathématiques à ma fille aînée lorsque le téléphone sonna dans la cuisine. Je décrochais le combiné et j’entendis la voix d’un homme:
« Je suis l’agent Robert H. du bureau du FBI à Normal. Nous avons un rapport de police disant que vous preniez des photos de trains, et je voudrais que l’on en parle. Je vous ai appelé la semaine dernière et j’ai laissé un message… »
Le FBI ? Je me rappelais vaguement d’un message téléphonique pas très clair sur le vieux répondeur quelques jours plus tôt. D’habitude je ne fais pas attention aux messages à moins que je reconnaisse la voix de la personne. J’ai pensé que le message était celui d’un représentant ou d’un démarcheur cherchant de potentiels clients, et je l’avais effacé.
Apres avoir confirmé que oui, c’était bien moi que le policier de l’état de l’Illinois avait arrêté quelques trois mois auparavant, la voix continuait :
« En ces temps de terrorisme, je voudrais poursuivre ce rapport et vous parler. Pourrais-je vous rencontrer chez vous pour vous poser quelques questions sur votre amour des trains ? ».
Ses mots me frappèrent. L’intérêt que le FBI portait pour moi me mettait mal à l’aise. Dans un esprit de dénégation, refusant que ma vie ait quelque lien que ce soit avec l’agence de la police fédérale, j’espérais entendre la voix d’un ami s’esclaffer pour me dire que c’était une plaisanterie. Mais le téléphone se refusait à transmettre cette voix amicale d’autant que je n’avais raconté à personne, excepté à ma femme, ma rencontre avec le policier.
« Je n’aime pas les trains » dis-je enfin tandis que mon cerveau tentait de trouver une réponse à l’agent à l’autre bout de la ligne.
Quand je réalisais enfin que cet appel était bien du FBI, je serra plus fort l’appareil contre mon oreille et décida de continuer la conversation dans mon bureau au sous-sol car d’habitude mes filles sont très curieuses. Après un coup de fil, elles demandent toujours « Qui c’était ? »
« Qu’est-ce qu’il ou elle voulait » et pour rien au monde, je ne voulais qu’elles apprennent que le FBI était après leur père.
« Je préfère que ce ne soit pas chez moi. Dans votre bureau, peut-être » ajoutai-je pendant que je tentais de me rappeler quels étaient mes droits, si tant est que j’en eus. Je ne savais pas si je pouvais refuser de le rencontrer, mais je savais que j’avais le droit de refuser de le recevoir chez moi. L’agent refusa mon offre de le rencontrer dans son bureau et me répéta qu’il préférait me rencontrer à la maison, ce qu’une fois de plus je refusais. Le dernier de mes désirs était d’avoir une voiture du FBI stationnée devant ma maison, ce qui renforcerait la suspicion que mes voisins pourraient déjà nourrir contre moi du fait de mon pays d’origine. De plus, l’intrusion de l’autorité de l’état dans ma vie privée—non pas que j’ai quoi que ce soit à cacher—serait une expérience humiliante.
Pour mettre un terme a cette conversation, je décidais d’utiliser le facteur temps et demandais : « Pourrais-je avoir votre nom et numéro de téléphone et je vous contacterai après avoir parlé a mon avocat ? »
Après avoir noté son nom et son numéro de téléphone, je raccrochais lentement le téléphone. J’étais debout pétrifié et j’eus la sensation que le temps s’était arrêté. Une nuée de pensées encombrèrent mon esprit, mais aucune n’expliquait l’appel du FBI. Aussi bizarre que cela puisse paraître, j’hésitais entre rire et inquiétude. Mon esprit était confus, et pour la première fois, aucune pensée logique n’arrivait à en émerger. C’était comme si j’étais à la croisée de chemins sans indication. D’un coté, je m’inquiétais d’être arrêté et détenu injustement et de l’autre, j’avais envie de m’esclaffer, tant la suspicion du FBI me paraissait déplacée. C’était quand même ironique que je sois suspecté de terrorisme ici aux Etats-Unis alors que j’ai fui l’Algérie pour échapper à son régime répressif et au terrorisme qui y régnait.
Je restais au sous-sol, tentant de me libérer d’un sentiment de confusion et de consternation. Je tentais de trouver en moi une raison logique à toute cette affaire. J’étais là, douze ans après avoir quitté l’Algérie, appelé à répondre de mes actes auprès du FBI, qui je pensais, s’intéressait plutôt aux criminels et non aux personnes qui photographient des vieilles granges, des cabanes, et des voies de trains. L’histoire sûrement se répétait, car ce n’était pas la première fois que j’attirais l’attention des forces de l’ordre pour avoir pris des photos, sauf que les trois premières fois, cela s’était produit en Algérie.
Que ce soit des photos de bateaux dans un port, un graffiti sur un mur près d’un commissariat de police, ou une dune de sable près d’une station de pompage de pétrole dans le désert, je me suis retrouvé à devoir prouver que la photographie était un passe-temps et que je n’espionnais pas pour une agence ou un gouvernement étranger. Mais cette fois ci, c’était vraiment différent. J’étais un étranger dans un pays où mon activité photographique était suspectée.
Abasourdi, je m’asseyais sur une chaise comme pour économiser l’énergie qui me permettrait de penser plus efficacement à ce qui venait de se passer et d’en évaluer toutes les conséquences. Et soudain, pour la première fois, j’entendis une voix étrange me dire:
« Etais-tu en train de rêver tout ce temps ? J’ai pourtant tenté de te parler »
Je ne fis pas cas de la voix et me dit :
« Calme-toi et essaie de penser d’une manière efficace »
« Tu pensais être à l’abri ici aux Etats-Unis… » Reprit la voix, interrompant mes réflexions.
Jusqu'à ce moment, ma conscience parlait d’une seule voix—la voix de mon esprit, une voix familière avec laquelle j’ai grandi, celle qui m’a guidée dans la vie aussi loin que je me rappelle. Bien que la nouvelle voix semblait être celle de quelqu’un d’autre que moi, elle venait, elle aussi, de ma tête. Et soudain elle s’est mise à me prévenir et à me faire peur.
Elle me disait : « Et si tu te fais arrêter, si tu es détenu ? Et si ta détention finissait en disparition physique, sans avoir accès à un avocat, à ta famille ou au monde extérieur ? »
Le FBI est une organisation très puissante et cela est déjà arrivé à d’autres. Ses agents pourraient m’arrêter pendant qu’ils cherchent d’éventuelles preuves de mes activités terroristes. C’étaient ces pensées sombres et réalistes que la voix ne cessait de me répéter.
Jusqu’alors, je ne me souviens pas de l’avoir jamais entendu me parler. Et si je l’ai entendu, je n’y prêtais pas attention et ne faisais pas cas de ses messages. J’ai dû probablement avoir refusé de m’imaginer en victime aux Etats-Unis car je trouvais plus plaisant de me concentrer sur les aspects plus positifs de ma vie. Cependant, dans ma tentative de ne pas devenir un nouvel immigrant désenchanté, j’avais mis de côté le problème de la discrimination raciale et ethnique, un de ces aspects négatifs et inconfortables. Les récents événements, l’inquiétude de mes amis pour ma sécurité, ma rencontre avec le policier de l’état, et maintenant l’appel du FBI formaient une suite logique à laquelle j’avais besoin de faire face. La nouvelle voix me communiquait des pensées que je ne pouvais pas aisément ignorer car y demeurer sourd ou éviter la réalité pouvait être dangereux.
L’idée que le FBI me suspectait d’être un terroriste, ou d’être impliqué dans des activités terroristes semblait inimaginable, voire surréaliste. Pourtant, c’était un fait, un fait humiliant, dont je devais considérer toutes les conséquences et que je me devais de comprendre dans tous ses détails.
Pourtant, pour faire taire cette nouvelle voix, pour oublier l’appel du FBI, et apporter quelque soulagement `a la confusion dans laquelle j’étais, je quittais en imagination le sous-sol de notre maison dans le Central Illinois et cherchait un répit dans la chaleur de mon passé.
Je cherchais des fragments d’espoir et trouvait un refuge temporaire dans mes souvenirs d’expériences heureuses. Un épisode qui avait près d’un quart de siècle me revint à l’esprit. J’avais 23 ans et j’étais étudiant à Tulane University à la Nouvelle Orléans. Un matin très tôt, j’arrivais au bureau du service informatique de Tulane. Mon supérieur marcha vers moi, un grand sourire aux lèvres et me tendit la main :
« Excellent travail » me dit Erving en souriant et en me donnant une franche poignée de main.
Surpris, je lui répondis : « Merci. Mais pourquoi ? »
« Pour nous avoir aidé à relâcher les otages » dit-il. C’était le 26 Janvier 1981, un jour après que l’Algérie ait aidé à négocier la libération des otages Américains en Iran.
« Mais je n’ai rien fait pour les libérer » dis-je avec modestie.
« Eh bien, Zighen, je voudrais remercier l’Algérie de nous avoir aidé à libérer nos compatriotes mais comme vous étés le seul algérien que je connaisse, il n’y a personne d’autre à remercier que vous. »
« Ces temps de terrorisme » que l’agent du FBI avait mentionnés au téléphone, renvoyaient bien sûr aux événements tragiques du 11 septembre. Les scènes où les avions déchiraient les tours et celles de la destruction qui s’en suivit m’avaient bouleversé. Les images télévisées étaient incroyables, au-delà de toute description. Quand je les ai vues pour la première fois, j’étais au travail, à la cafeteria et j’avais les larmes aux yeux. Comme en Algérie, des civils, cette fois américains, étaient victimes d’une violence indiscriminée.
Malheureusement, après le 11 septembre, plusieurs actes violents étaient commis aux Etats-Unis contre des personnes innocentes dont l’unique crime étaient d’apparaître originaires du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord, ou de l’Asie du sud est. Pourtant beaucoup d’Américains ont montré une solidarité sans faille avec ces personnes et se sont dressés pour les protéger. Dans le Central Illinois, il y a eu un bel exemple de tolérance et de solidarité quand les membres de l’église de New covenant à Normal ont mis en place une ronde de vigiles dans le lobby d’un centre Islamique de Bloomington-Normal durant la prière. Des amis américains vivant en Louisiane, en Caroline du Nord et en Virginie nous ont contacté, s’enquerrant de notre sécurité et nous conseillant d’être prudents. Ainsi nous avons essayé, avec quelque appréhension, de continuer à travailler, de faire les courses, bref, de vivre normalement.
Le vendredi après les attaques du 11 Septembre, tandis je sortais d’un pub du quartier avec un collègue américain, ce dernier offrit de m’accompagner jusqu'à la voiture. J’étais surpris par son offre mais je réalisais ensuite qu’il était inquiet pour ma sécurité et que c’était loin d’être un geste galant. Quand je lui répondis que je me sentais en sécurité parce que je n’avais rien fait de mal, il me répondit, « Zighen, il y a des gens aujourd’hui qui se fichent pas mal de ton innocence. »
« Comment l’Amérique pourrait-elle permettre cela ? » rétorquai-je. Je considérais mon nouveau pays comme un lieu où la justice était pour tout le monde.
Apres une pause, il me dit, « tout ce que je te conseille c’est d’éviter d’aller dans des endroits où les gens ne te connaissent pas ».
L’idée désagréable de devenir une cible ne m’avait jamais traversé l’esprit. Une telle idée, totalement injustifiée, m’était insupportable. De plus, rien dans ma vie ne m’avait préparé à cela. J’ai grandi en Afrique du Nord, une région envahie successivement par les Phéniciens, les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes, les Turques, les Espagnols et les Français, où les cheveux, la couleur de la peau et des yeux étaient différents mais n’avaient aucune signification raciale ou politique. C’est aux Etats-Unis que je me suis rendu compte que la couleur de la peau pouvait devenir une ligne de démarcation entre les gens. En nouvel arrivant, je ne savais pas à quel groupe j’appartenais. A cause de mon teint basané qui suggérait un mélange entre noir et blanc, je trouvais refuge dans ce juste milieu qui me protégeait du problème de couleur. Mais au fond de moi, je refusais de croire que l’esprit et la couleur de la peau, deux choses absolument distinctes, pouvaient être liés pour expliquer des actions ou des comportements individuels. L’idée même m’était intolérable.
L’inquiétude de mes amis, omniprésente, commençait à prendre de l’importance, et je ne pouvais plus faire barrage à l’idée que je pouvais devenir une cible. Elle commença a émerger dans mon esprit alors que je n’étais pas préparé à cette triste réalité et que je refusais de croire que des personnes puissent juger d’autres personnes sur la base de la couleur de leur peau..
« Qu’est-il arrivé au sentiment de sécurité auquel je m’étais habitué depuis mon arrivée aux Etats-Unis ?» me dis-je.
« La question est plutôt de savoir si ce sentiment a jamais existé » pensé-je « peut-être que ce n’était que le fruit de mon imagination ».
Par la suite, alors que je faisais des courses dans les magasins, que je marchais dans les rues ou les parcs, je me surpris à analyser la manière dont les gens me regardaient, me demandant si leur salut était sincère et s’ils remarquaient la couleur de ma peau. Une fois, je me suis même mis à imaginer qu’ils m’attaquaient alors que je marchais près d’eux. Une autre fois, je me suis retenu de saluer les gens car j’avais peur d’attirer l’attention d’une personne qui voudrait se venger sur moi. Ainsi, je me rendis compte que je commençais à suspecter les autres de me suspecter, refermant ainsi le cercle infernal de la peur et de la suspicion. J’étais confronté à un nouveau défi : je devais absolument arrêter cette suspicion afin qu’elle ne nourrisse pas ma peur.
A travers tout le pays, le FBI commençait a arrêter des centaines de personnes, et on rapportait nombres d’attaques violentes et indiscriminées contre des personnes d’origine Maghrébine, Moyen-orientale et Asiatique. Parce que mes problèmes pouvaient venir soit de personnes qui voulaient se venger ou de celles qui étaient censées me protéger, je me sentis doublement visé. Tandis que je continuais de m’inquiéter, la certitude que j’avais de l’Amérique-refuge commençait à faiblir, l’optimisme que j’avais en la vie commençait à décliner ainsi que le rêve d’un brillant avenir dans un nouveau pays.
Mon départ de l’Afrique du Nord vers les Etats-Unis m’apparaissait moins luisant, et une étrange peur, juste un cran en dessous de la panique, s’installait en moi. Je refusais pourtant d’accepter ce genre d’émotion destructive qui tentait de contrôler ma vie et limiter mes pensées. Il était hors de question que je devienne son prisonnier à vie.
L’intérêt du FBI pour ma personne—comme ce fut confirmé par la suite—n’était pas basé sur un acte répréhensible que j’aurais commis mais bien sur la couleur de ma peau. Parce que je n’étais pas venu aux Etats-Unis pour y être une victime et une cible, je ne pouvais me faire à l’idée d’être l’une ou l’autre.
Au contraire, l’intérêt du FBI avait un effet réfléchissant : je devenais intéressé par leur intérêt pour moi. Dans un sens, je trouvais dans leur suspicion une opportunité pour agir et tenter de changer les choses. En refusant de rencontrer l’agent selon ses termes, c’est-à-dire le rencontrer à la maison, je pensais que j’avais déjà mis en pratique ces principes. Le FBI peut bien avoir tout le pouvoir qu’il veut, mais je ne me laisserai pas devenir sa victime.
À Suivre…